mardi 30 mai 2017

VOISINAGE

Par Marlène Duretz

Comment (bien) cohabiter avec ses voisins


« Vous pourriez me dépanner d’un peu de sel ? », « Baissez la télé, on n’entend que vous ! »… Partager son territoire avec ses voisins est un art délicat que l’on est obligé de pratiquer au quotidien.
Si le chanteur Renan Luce dit avoir « toujours préféré aux voisins les voisines », nombreux sont ceux à ne pas succomber aux charmes du voisinage, cordialement indifférents, hermétiques, voire hostiles à tout échange. Inutile de préciser qu’ils éviteront la 18e fête des voisins, par définition « catalyseur social et créateur de milliers de situations d’entraide », selon ses organisateurs.Partager des moments conviviaux entre voisins, c’est possible… Flickr (CC BY 2.0)
Pourtant, « où que l’on vive, on a toujours des voisins, pour le meilleur et pour le pire, observe Hélène L’Heuillet, auteure de Du voisinage : réflexions sur la coexistence humaine (Albin Michel, 2016). On peut être d’un tempérament solitaire ou refuser tout contact social en se terrant dans une maison isolée, il se présente toujours un moment où l’on va vivre un événement ensemble. Peut-être la plus improbable des tempêtes, souligne la philosophe et psychanalyste. Le plus solitaire des individus va demander un coup de main ou en donner un. Cela fait partie de notre condition humaine. Et puis, inutile de rêver d’îles désertes, il n’y en a plus ».

J’entre dans l’ascenseur et aucune esquisse de « bonjour » ne sort de la bouche de mon voisin
Les difficultés de voisinage paraissent anecdotiques, mais ce sont en réalité des problèmes radicaux de coexistence humaine. Singuliers, à résoudre au cas par cas, et souvent embarrassants. Il est agressif de faire remarquer son absence d’interaction au voisin avec qui on partage l’ascenseur. On peut lui accorder le bénéfice du doute : peut-être est-il distrait, préoccupé, en train de vivre une catastrophe personnelle… Il y a mille raisons qui peuvent expliquer un silence. Lui faire une remarque met alors inutilement de la tension.
Je vis depuis cinq ans sur le même palier qu’un voisin cordial mais toujours distant
Le voisinage ne doit pas devenir une nouvelle injonction sociale. Il est un lien infime, loin de toute obligation familiale ou conjugale. Cela prend du temps de passer de « c’est le voisin » à « c’est mon voisin ». Le lien peut se cantonner à de brèves paroles et salutations, comme il peut être celui de l’entraide, de l’échange et de la convivialité. Cela ne légitime pas l’intrusion pour autant.
Le voisinage est ce rapport particulier entre le contact privilégié qu’il induit – mes voisins en savent souvent plus sur moi que mes collègues – et cette ligne symbolique qui sépare les intimités de chacun. En principe, on reçoit son voisin sur le seuil de sa porte, on le rencontre dans les espaces communs, ou on échange avec lui au-dessus des haies de son jardin. Cela suppose qu’on respecte a minima le lieu de l’autre.
Scènes de ménage, turbulences enfantines, tapage nocturne… Et lorsque les émotions de mes voisins se font criantes ?
Il y a deux façons de ne pas respecter son entourage : d’une part, faire comme si on était seul au monde, d’autre part, envahir l’autre, sans respect pour son « chez soi ». Dans le bruit – qui par ailleurs est un problème majeur de coexistence dans notre société –, il y a quelque chose d’un peu persécutif. On en vient à accuser le voisin de le « faire exprès ». On s’inscrit alors dans un comportement purement paranoïaque ! On éprouve, en effet, de la colère à l’encontre de celui qu’on ne voit pas et qui nous traite comme si on n’existait pas.
Pour ne pas se laisser envahir par de telles émotions, il importe d’avoir conscience des effets que cela a sur soi. Coexister c’est admettre que nos voisins ont aussi le droit de vivre. Celui qui ne supporte pas le moindre son ne supportera pas la présence de l’autre. Il faut accepter les bruits de l’autre car ils sont les bruits de la vie !
Si les nuisances ont lieu à des heures inappropriées, on peut faire savoir à l’autre qu’on est gêné, sans céder à ses pulsions. On a évidemment le droit d’être respecté par ce voisin musicien qui répète à 3 heures du matin, quand on vit le jour et pas la nuit – au risque d’être ringard. La parole est essentielle, elle est un régulateur social qui peut désamorcer les tensions et éviter le recours à la médiation institutionnelle.
Mon voisin, sa voiture, son arbre, son chien, empiètent sur mon « territoire »
Même lorsqu’on n’est pas territorial, on tend à le devenir dès lors qu’on s’estime envahi. Il y a une sorte de ligne symbolique qui est franchie et ce n’est jamais innocent : la plupart du temps, il y a la volonté de ne pas respecter le lieu de l’autre. Au point où le fait de se sentir bien chez soi vient aussi du respect par l’autre de cette ligne symbolique. C’est elle qui fait l’altérité, car « je ne peux pas être chez moi sans l’autre ».
On est là dans un rapport à soi. Dans nos sociétés très narcissiques, on est tout de suite dans des enjeux de reconnaissance et d’image. Lorsque le voisin empiète sur mon territoire, je n’en fais pas seulement une affaire territoriale, je le vis comme une atteinte à mon amour-propre. La question des nuisances sonores ne pèserait pas autant dans notre relation à l’autre si on ne sentait pas aussitôt humilié, agressé ou rabaissé !
L’importun aussi est dans ce rapport narcissique puisqu’il se croit seul au monde. Le voisinage nous rappelle l’existence réelle de l’autre : on le sent, on le touche, on l’entend. C’est avec nos sens que nous sommes engagés. Même si ce n’est pas chose aisée, la diplomatie étant essentielle, c’est rendre service à ses voisins que de leur signifier qu’ils sont de… mauvais voisins !
Pas une assemblée de copropriété qui ne finisse en eau de boudin ! S’entêter, en découdre ou céder ?
Le degré de conflictualité, lors de ces épiques assemblées de copropriété notamment ou de plus sereines amicales de locataires, est lié à l’investissement de chacun et de sa relation à la possession. Pour désamorcer un désaccord, employer le « je » permet de pacifier les échanges, sans échapper pour autant aux goûts et couleurs imposés par le plus grand nombre. D’un point de vue démocratique, je fais ainsi savoir que cela peut ne concerner que moi.
Le conflit, sur le plan social, n’est pas un problème. Dissensions et divisions peuvent avoir lieu, mais tout réside dans la façon dont on vit ce conflit, et dont on s’en sort. Cela nous renvoie indéniablement à nos différences. Le désaccord fait partie du voisinage, il peut même devenir une forme de régulation, à condition de le gérer par la parole, et en évitant tout rapport de domination. La dissension est la première garantie de la démocratie. Vive nos conflits !

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