Comment (bien) cohabiter avec ses voisins
« Vous
pourriez me dépanner d’un peu de sel ? », « Baissez la télé, on
n’entend que vous ! »… Partager son territoire avec ses voisins est un
art délicat que l’on est obligé de pratiquer au quotidien.
Si le chanteur Renan Luce dit avoir « toujours préféré aux voisins les voisines »,
nombreux sont ceux à ne pas succomber aux charmes du voisinage,
cordialement indifférents, hermétiques, voire hostiles à tout échange.
Inutile de préciser qu’ils éviteront la 18e fête des voisins, par définition « catalyseur social et créateur de milliers de situations d’entraide », selon ses organisateurs.Partager des moments conviviaux entre voisins, c’est possible…
Flickr (CC BY 2.0)
Pourtant, « où que l’on vive, on a toujours des voisins, pour le meilleur et pour le pire, observe Hélène L’Heuillet, auteure de Du voisinage : réflexions sur la coexistence humaine (Albin Michel, 2016). On
peut être d’un tempérament solitaire ou refuser tout contact social en
se terrant dans une maison isolée, il se présente toujours un moment où
l’on va vivre un événement ensemble. Peut-être la plus improbable des
tempêtes, souligne la philosophe et psychanalyste. Le plus
solitaire des individus va demander un coup de main ou en donner un.
Cela fait partie de notre condition humaine. Et puis, inutile de rêver
d’îles désertes, il n’y en a plus ».
J’entre dans l’ascenseur et aucune esquisse de « bonjour » ne sort de la bouche de mon voisin
Les
difficultés de voisinage paraissent anecdotiques, mais ce sont en
réalité des problèmes radicaux de coexistence humaine. Singuliers, à
résoudre au cas par cas, et souvent embarrassants. Il est agressif de
faire remarquer son absence d’interaction au voisin avec qui on partage
l’ascenseur. On peut lui accorder le bénéfice du doute : peut-être
est-il distrait, préoccupé, en train de vivre une catastrophe
personnelle… Il y a mille raisons qui peuvent expliquer un silence. Lui
faire une remarque met alors inutilement de la tension.
Je vis depuis cinq ans sur le même palier qu’un voisin cordial mais toujours distant
Le
voisinage ne doit pas devenir une nouvelle injonction sociale. Il est un
lien infime, loin de toute obligation familiale ou conjugale. Cela
prend du temps de passer de « c’est le voisin » à « c’est mon voisin ».
Le lien peut se cantonner à de brèves paroles et salutations, comme il
peut être celui de l’entraide, de l’échange et de la convivialité. Cela
ne légitime pas l’intrusion pour autant.
Le
voisinage est ce rapport particulier entre le contact privilégié qu’il
induit – mes voisins en savent souvent plus sur moi que mes collègues –
et cette ligne symbolique qui sépare les intimités de chacun. En
principe, on reçoit son voisin sur le seuil de sa porte, on le rencontre
dans les espaces communs, ou on échange avec lui au-dessus des haies de
son jardin. Cela suppose qu’on respecte a minima le lieu de l’autre.
Scènes de ménage, turbulences enfantines, tapage nocturne… Et lorsque les émotions de mes voisins se font criantes ?
Il y a
deux façons de ne pas respecter son entourage : d’une part, faire comme
si on était seul au monde, d’autre part, envahir l’autre, sans respect
pour son « chez soi ». Dans le bruit – qui par ailleurs est un problème
majeur de coexistence dans notre société –, il y a quelque chose d’un
peu persécutif. On en vient à accuser le voisin de le « faire exprès ».
On s’inscrit alors dans un comportement purement paranoïaque ! On
éprouve, en effet, de la colère à l’encontre de celui qu’on ne voit pas
et qui nous traite comme si on n’existait pas.
Pour ne
pas se laisser envahir par de telles émotions, il importe d’avoir
conscience des effets que cela a sur soi. Coexister c’est admettre que
nos voisins ont aussi le droit de vivre. Celui qui ne supporte pas le
moindre son ne supportera pas la présence de l’autre. Il faut accepter
les bruits de l’autre car ils sont les bruits de la vie !
Si les
nuisances ont lieu à des heures inappropriées, on peut faire savoir à l’autre qu’on est gêné, sans céder à ses pulsions. On a évidemment le
droit d’être respecté par ce voisin musicien qui répète à 3 heures du
matin, quand on vit le jour et pas la nuit – au risque d’être ringard.
La parole est essentielle, elle est un régulateur social qui peut
désamorcer les tensions et éviter le recours à la médiation
institutionnelle.
Mon voisin, sa voiture, son arbre, son chien, empiètent sur mon « territoire »
Même
lorsqu’on n’est pas territorial, on tend à le devenir dès lors qu’on
s’estime envahi. Il y a une sorte de ligne symbolique qui est franchie
et ce n’est jamais innocent : la plupart du temps, il y a la volonté de
ne pas respecter le lieu de l’autre. Au point où le fait de se sentir
bien chez soi vient aussi du respect par l’autre de cette ligne
symbolique. C’est elle qui fait l’altérité, car « je ne peux pas être
chez moi sans l’autre ».
On est
là dans un rapport à soi. Dans nos sociétés très narcissiques, on est
tout de suite dans des enjeux de reconnaissance et d’image. Lorsque le
voisin empiète sur mon territoire, je n’en fais pas seulement une
affaire territoriale, je le vis comme une atteinte à mon amour-propre.
La question des nuisances sonores ne pèserait pas autant dans notre
relation à l’autre si on ne sentait pas aussitôt humilié, agressé ou
rabaissé !
L’importun
aussi est dans ce rapport narcissique puisqu’il se croit seul au monde.
Le voisinage nous rappelle l’existence réelle de l’autre : on le sent,
on le touche, on l’entend. C’est avec nos sens que nous sommes engagés.
Même si ce n’est pas chose aisée, la diplomatie étant essentielle, c’est
rendre service à ses voisins que de leur signifier qu’ils sont de…
mauvais voisins !
Pas une assemblée de copropriété qui ne finisse en eau de boudin ! S’entêter, en découdre ou céder ?
Le degré
de conflictualité, lors de ces épiques assemblées de copropriété
notamment ou de plus sereines amicales de locataires, est lié à
l’investissement de chacun et de sa relation à la possession. Pour
désamorcer un désaccord, employer le « je » permet de pacifier les
échanges, sans échapper pour autant aux goûts et couleurs imposés par le
plus grand nombre. D’un point de vue démocratique, je fais ainsi savoir
que cela peut ne concerner que moi.
Le
conflit, sur le plan social, n’est pas un problème. Dissensions et
divisions peuvent avoir lieu, mais tout réside dans la façon dont on vit
ce conflit, et dont on s’en sort. Cela nous renvoie indéniablement à
nos différences. Le désaccord fait partie du voisinage, il peut même
devenir une forme de régulation, à condition de le gérer par la parole,
et en évitant tout rapport de domination. La dissension est la première
garantie de la démocratie. Vive nos conflits !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire